ETIENNE FREY - une écriture

Ciselée, sensible et dynamique à la fois, son écriture parcourt tous les possibles physiologiques du corps humain et se joue avec audace des lois de l’attraction. Métissant une animalité puissante à un usage minutieux et maîtrisé de la saisie et du lâcher-prise musculaire, elle le soutient et le porte jusqu’au cœur du volcan ; là où source la créativité pure ; là où s’affrontent les tensions entre l’horizontalité et la verticalité, ces deux axes majeurs autour desquels toute structure chorégraphique va trouver ses points d’attache ; où toutes les tentatives de transcender la condition humaine vont trouver leurs ressorts et leurs appuis.

Dynamisée par une musicalité particulièrement fine, singulière et habilement efficace, elle lui permet de vêtir de mouvements sur mesure chacun de ses interprètes, et les accompagner au plus juste dans leurs efforts. De jouer avec l’apparence du temps qui passe en flirtant avec ces pointes d’équilibre si difficiles à apprivoiser, qui touchent à la grâce et emportent les danseurs et le public aux confins de l’éternité. Puis par un jeu subtil d’accélérations et de ruptures, après avoir effleuré l’immortalité d’un souffle, revenir enjamber, balayer, labourer, dévorer l’espace à coups de grandes envolées qui ramènent à la terre, ainsi qu’à cette moitié sauvage et libre en chacun de nous.

Parce que la danse commence pour lui là où l’individu dans son récit ou son témoignage va percevoir, touchant la peau du cœur, qu’il manque de mots pour rendre l’exacte texture d’un sentiment, Etienne aime la mettre au service des êtres humains en prise avec ces instants où tout bascule. A ces destinées en proie aux tourments violents de la passion, au désarroi de la perte, de la séparation, de l’anxieuse attente de nouvelles qui n’arrivent pas aux affres de la trahison qui balaie toute estime de soi. Parce qu’elle est irrésisitiblement communicative et contagieuse, la faire aussi porte-parole de ces instants de bonheurs furtifs mais intenses, des résiliences inespérées comme des joies attendues ou impromptues, qui se partagent sans plume ni stylo, uniquement de cœur à coeur. Et à une échelle plus vaste, s’appuyer sur sa nature éminemment fédératrice pour soutenir des causes et des actions menées avec persistance par les organisations internationales ; leur prêter des corps et offrir des mouvements à la dignité et la générosité de combats qui, faute de se résilier, durent et échappent à notre sensibilité et à nos préoccupations.

Car son souci premier de créateur n’est pas tant d’innover, ni de renouveler la forme ou l’emballage de la danse, mais bel et bien de lui façonner un lit et des rives discrètes et invisibles afin qu’elle coule sans entraves, libre d’éveiller et transmettre là où sa nature intrinsèque l’y invite. Sans faire l’apologie de la sobriété et du dépouillement, il préfère les espaces vides qui rendent au corps et à l’âme de ses interprètes le privilège de transmettre la danse. Et pour eux élaborer une écriture qui saura enchanter, cheminer à travers les resistances, traverser les couches de protection et, malicieusement, dans le respect du temps de chacun, attendrir. Permettre une apnée salvatrice, une remise à zéro des compteurs émotionnels et intellectuels, une respiration qui offrira le temps et l’espace de songer, et ravi, de renouer un dialogue avec l’âme. S’éprendre d’elle et de lui redevenir amoureux ! Car s’il n’est pas amoureux, le dialogue n’existe pas ! Il cède la place à son avatar qui, se répandant aussi vite que la plus coriace des mauvaises herbes, leurre et emprisonne irrémédiablement dans une stérilité sans issue tant son apparence est trompeuse.  

Ce dialogue amoureux est le cœur de la danse d’Etienne Frey, chorégraphe. Plus que ce qu’on en voit, c’est l’effet qu’elle génère lorsqu’elle est dansée qui fait la force, l’unicité et la singularité de son écriture. Et s’il est vrai qu’il aime provoquer, c’est davantage dans cette qualité d’énergie que dans ses propos, au demeurant pertinants. Sa danse est un dialogue vivant qu’il instaure au présent avec le ciel, l’univers, le sol, les hommes et les femmes, leurs histoires et leurs sentiments ; une subtile dentelle qui enchâsse et rend perceptible cet invisible vivant qui unit tout.

Et parce qu’elle est soeur jumelle de la danse, et tout autant primordiale à l’équilibre de l’être, il privilégie plus que tout le dialogue amoureux avec la musique. Son écriture devient alors une caisse de résonnance, un espace de jeux où l’une et l’autre se mêlent et créent une énergie vive lui permettant de conquérir et rendre chorégraphiquement à toute chose son volume, sa profondeur. Et de leur réunion terrestre, Etienne renouvelle à chaque création une humble réponse en écho à l’éternel dialogue céleste et amoureux du trivial Dyonisos au bel Apollon, tous deux l’un à l’autre indispensables. Au rythme et à l’excès du premier s’unissent la mélodie et la mesure, attributs du second. le sauvage apprend de l’apprivoisé, le formaté se nourrit de l’animal, alors…

Alors… laisser s’agiter les cellules du corps dans un ordre secret qui entrant en résonnance avec l’univers, va permettre de rentrer dans un état non pas second, mais reconnecté au second. Puis danser, s’alléger, ne rien oublier mais relativiser, se remplir de joie et la partager !

Parce qu’au bout du voyage qui mène du complexe au seuil de la simplicité - pour certains, de l’homme à l’Om - danse, joie, vie et partage ne sont que différentes façon de nommer un seul et même élan, une seule poussée, aimée d’Eros, lourde et pleine de ses promesses, le vrai présent pour enfanter le futur à venir et en chanter la splendeur.