ETIENNE FREY - le danseur

A l’origine, il y a un besoin frénétique de bouger, un élan de vie bouillonnant, un goût joyeux et immodéré pour la musique ! Celle qui à coup de grandes envolées symphoniques vous emporte et invite au mouvement, qui donne un corps sonore aux dimanches matins de printemps balayés par le soleil, du volume au salon de l’appartement familial, un écho ou une projetée à l’espoir heureux et insouciant qui nourrit et coordonne toutes les cellules de l’enfant qui grandit vers son avenir. S’il serait présomptueux d’imaginer pouvoir nommer avec certitude toutes les motivations qui poussent un être vers ses choix et qu’accepter la part de mystère à l’origine de toute chose représente sans doute un apport de sagesse bienvenu, il n’en est pas moins vrai que la danse a surgi très tôt dans l’enfance d’Etienne, et de façon très signifiante ! Elle est la clé de lecture qui lui a permis d’accéder au monde qui l’entoure, de le déchiffrer et s’y aventurer à pas mesurés sans trop se perdre. D’en absorber par petites doses la part de barbarie et de violence inhérente à l’univers des hommes, au fur et à mesure que la danse bâtissait en lui une espérance, une colonne vertébrale solide et des convictions intimes. Finalement devenu jeune adulte, de s’insérer dans la société et ses obligations, d’y prendre part tout en se préservant un espace indispensable et protégé pour continuer de cheminer à sa propre rencontre et conquérir ses dimensions intérieures.

Plus difficiles à partager sans tomber dans les clichés ou un pathos inapproprié, deux événements plus douloureux sont également à l’origine de l’impérieux besoin de bouger chez le petit garçon alors agé de six ans, et se mêlent indéniablement au mystère qui préside à cette relation passionnelle qu’il entretient avec la danse : tout d’abord les images de la famine qui décime le Biafra et ces terribles regards d’enfants agonisants, le ventre déformé par le manque et l’attente. Puis à la même époque, la rencontre avec Corinne, le jour où intégrant le jardin d’enfants du quartier, il fait ses premiers pas dans la société. Corinne est atteinte de poliomyélite déformante et lourdement handicapée. Par le truchement du corps des autres, Etienne vit là deux premières fulgurantes prises de conscience de son propre corps. La vision soudaine et totalement inattendue de cette petite fille de son âge, assise seule sur un banc du vestiaire à attendre, le corps déformé, éveille en lui un tel sentiment d’injustice que, comme une évidence de tout temps au fond de son ventre, il s’agenouille et l’aide à se déchausser, approche une main, offre maladroitement une épaule, hésitant, inexpérimenté mais comme s’il allait de soi qu’un corps devait soutenir l’autre. « Ce jour-là, pour elle, par elle et sans m’en rendre compte, je me suis senti devoir aller au bout de mon corps, en découvrir et maîtriser les moindres recoins. » dira-t-il longtemps plus tard. Comme si cet accomplissement en lui allait alléger sa camarade de classe, et ce faisant, par empathie, par affinité d’âmes, la libérer de son handicap et lui permettre d’éprouver des sensations jusque-là inaccessibles, de jouer à des jeux d’enfants interdits. D’être égaux de corps dans ce voyage qu’est la vie, et dans le même élan, avec la même conviction inébranlable, que par une mystérieuse procuration élective et énergétique, cette connaissance acquise et cette égalité partagée embrassent tous les autres corps, les autres Biafra, les autres enfants.

Très tôt confronté à cette étrangeté de la vie, à la dimension double des choses, la farce et son revers, acquérir et perdre, réunir et séparer, il pressent dans la destinée souvent heurtée et contrariée des personnages centraux des ballets du répertoire classique, tout comme ceux des grandes tragédies et des opéras verdiens, l’existence d’un possible enseignement. Quelque chose au dedans, qui fait appel à la volonté et bâtit le courage nécessaire à la traversée ; une invitation à marcher du chaos à la clarté, de l’absurde à l’acceptation, en passant par la chair et le muscle. Il choisit de se former dans cette voie ! La danse rentre dans sa vie.

Chemin faisant, à son amour du ballet – très certainement exacerbé par la promesse d’un monde où la loyauté et la confiance seraient les principales qualités menant à la réalisation de soi – et à son admiration pour la technique russe, subtil alliage de raffinement et de puissance, la rencontre avec Lar Lubovich dans les années 80 amène les premières touches de couleurs plus modernes dans sa palette fondamentalement classique. De Venise à Paris, de Londres à Berlin, il va alors fréquenter les cours des chorégraphes pédagogues les plus engagés et tout en complétant sa formation technique, s’ouvrir à des univers artistiques multiples. Viendront successivement ensuite le subtil lyrisme de l’école hollandaise - Jiri Kilian, Nils Christe, Ed Wubbe - la théâtralité de Pina Bausch, l’opulence et la place offerte aux danseurs hommes par Maurice Béjart, et de nombreuses rencontres marquantes, parfois décisives : Carolyn Carlson, Susanne Linke, Mikis Theodorakis, Ute Lemper, Lario Ekson, Giorgio Strehler, Linda Grey, Marcia Haydée, Yvette Chauviré, Rosella Hightower, Yoko Morishita, Issey Miyake, Nikolas Beriosof, Vladimir Vassiliev, Rudolf Noureev, Anthony Dowell, Placido Domingo, Claudia Cardinale, Geri Halliwell, Dom Helder Câmara…

Des années plus tard, ce pressentiment que la danse lui apporterait des réponses s’est confirmé ! Dans le brouhaha et l’exubérance des studios de danse, la course en solitaire à laquelle cet art oblige au quotidien, l’invitation continuellement réitérée de trouver au-dedans de soi en renvoyant à un entendement physique, cellulaire et organique d’abord, puis à l’usage mesuré de l’intellect ensuite, lui a permis de développer une qualité de regard, une acuité des sens, une force de caractère et une notion du devenir qui, tout en restant fidèle à l’enfant soucieux d’égalité et de vérité, accompagnent l’homme et l’artiste aujourd’hui.