Le danseur Le corps

ETIENNE FREY - le corps

Fasciné par le corps de l’être humain, et plus particulièrement sensible à l’approche holistique que les orientaux en ont, Etienne est intimement persuadé qu’au-delà d’une réalité biologique évidente, ce dernier joue un rôle primordial dans le développement global et subtil de l’individu. Partenaire privilégié, il est un acteur indispensable à la création et l’affinage des outils et des moyens adéquats auxquels l’être aura nécessairement recours afin d’évoluer dans la collectivité, vivre sa vie et si possible, concrétiser le destin qu’il se choisit. Et ce sont des enjeux de taille, à une époque qui prône l’individualisme et les réalités virtuelles à outrance, et à cette fin, élabore toutes ses structures et ses modes opérationnels.

Cette passion pour le corps provient également de son intérêt amusé pour tous les secrets de fabrication qui l’ont toujours plus interessé que le produit final. Là ou certains admireront la ligne d’une nouvelle cuillère à café, sa nature curieuse l’emportera instantanément dans les mines du Pérou d’où son matériau brut est extrait, puis remontera toutes les chaînes, de la fabrication à sa commercialisation. Et le corps de l’homme, tout comme celui travaillé du danseur, est cela ! Une magnifique chaîne de production, un métier à tisser du mouvement et du sens, une caravelle qui une fois les ponts et les coursives récurés et cirés, les cordages démêlés, recensés puis étirés et les voiles déployées, sera prête pour de somptueuses expéditions. Mais avant de devenir l’instrument du danseur, ce corps est surtout le jardin où toutes les promesses contenues dans la double hélice de l’ADN, à la fois l’héritage génétique mais également la quintessence des expériences, du vécu, des évolutions et des révolutions tout comme des dimensions émotionnelles et spirituelles de l’humanité en route, sont semées. Un potentiel de vie prêt à germer selon la prédisposition à les cultiver !

On ne nait pas vivant, on le devient ! Et le corps est tout à la fois le partenaire, le lieu et l’outil de ce possible.

Dans cet intime secret, l’instinct et la conscience commencent alors leur migration vers la bipédie, cet état propre à l’homme qui, en apprivoisant la verticalité, va rencontrer sa capacité à se saisir et se projeter dans l’horizontalité. Chemin faisant il rencontrera l’énergie d’Eros, dont la sève participera mystérieusement de cette ascension, et la belle endormie, cette part ailée et insaississable de l’être qu’on appelle l’âme. Infime petite partie d’un principe d’éternité autour duquel la matière du corps s’est intelligemment façonnée, elle attend patiemment qu’au gré des aléas, des prises de conscience et des questionnements qui jalonnent une vie, ces différentes couches subtiles se reconnaissent, incorporent en les nommant leurs qualités spécifiques et permettent d’intégrer progressivement celles du plan physique.

Ainsi la vitalité qui anime ce corps incarné va lui permettre simultanément deux voyages, dans des directions opposées, mais en apparence seulement. L’un vers le monde extérieur qui l’appelle, l’invite et lui procure les outils pour se familiariser progressivement au monde de la matière, se former, s’insérer dans les structures sociales, et qui va se dérouler au rythme de la croissance biologique du corps. L’autre, plus mystérieux et intime, est un bon-cadeau illimité pour une croisière vers les terres inconnues qu’il renferme en son for intérieur, et dont les départs, la durée, les destinations et les escales, tout comme les arrivées, ne s’enchaîneront que si l’on en éprouve le désir. Le premier dans un temps mesuré, chronologique, le second, dans un temps qui ne saurait connaître ni mesure ni limite, sans fin, qui relève à la fois de la toute éternité et de la pleine omnipotence. Et le corps est tout autant la porte et le passage entre ces deux réalités temporelles, ces mondes indifférenciés au départ, que le terrain vivant où elles cohabitent, et où vont se jouer les épousailles heureuses, les incompréhensions et les dissensions entre l’une et l’autre. Le support où vont s’imprimer et s’exprimer les balafres et les éraflures qui en résultent ; s’inscrire aussi dans la chair, les marques laissées comme repères par les tensions et les lésions que ce long apprentissage engendre, et qui un jour, pour qui le souhaite ou y est invité, seront autant d’indices permettant de relire son histoire. La relire et la relier.

Pour Etienne, lorsqu’il est dansant, le corps physique active des procédés libérant la fusion énergétique et chimique entre ces différents états temporels et matériels ; il favorise leurs rencontres heureuses et fécondes. Ce dialogue en mouvement qui s’instaure entre lui, l’espace et le sol, est un incessant va-et-vient d’envois et d’échos en retour, traités et décryptés par le système proprioceptif. Stimulé par les ondes vibratoires de la musique, il récolte les sensations, les émois, et les informations qui permettent alors au cerveau de générer une corporéité, cette conscience cellulaire et intérieure d’un schéma corporel, indispensable pour déverrouiller des blocages, dénouer des résistances, préserver l’harmonie et surtout le bon fonctionnement du corps physique au quotidien.

En Occident, sensibiliser au corps est un défi passionnant, tant il a été soit repoussé dans la plus profonde obscurité, par souci de distinguer l’humain du genre animal et le couper d’une sexualité impulsive, soit objectivé dans la plus aveuglante lumière par les publicistes et les affairistes, afin d’aiguiser le désir, créer des dépendances et piéger le consommateur. Mais aussi parce qu’avant d’être l’objet d’une société, d’un pouvoir ou un simple « obscur objet du désir », il est une réalité sensible qui renvoie l’être à sa temporalité, son impermanence, ses peurs, ses impuissances, ses maux, ses doutes… Autant de douleurs physiques, psychiques et émotionnelles qui incitent l’homme à se méfier du corps, se dérober à ses invitations, se coupant inconsciemment de la part la plus précieuse de la vie dont il est l’hôte : la communication.

Car il s’agit bien d’une affaire de communication entre un individu et son corps. Entre un mental et le corps, cette moitié qui ne lui appartient pas, et pourtant qu’à l’image des mariages d’antan, il domine et enferre dans son temps, son emprise et sa logique univoque. La communication est une pulsion de vie. Elle est un fonctionnement organique ! Une réalité vivante du corps, qui circule à chaque seconde de cellule à cellule, de cœur à cœur, dans un échange énergétique qui s’est toujours passé de relais satellites dans le ciel et des technologies les plus actuelles. La cellule humaine n’a de survie que dans l’échange, dans le partage et dans la rencontre avec l’autre. Elle le sait. Elle le sent. Elle le vit. Elle le vibre. Elle le danse ! Et cette réalité biologique induit ses actes, pulse sa pensée.

Lorsque le corps n’a pas son mot à dire, ni la place de l’exprimer, lorsque cette communication intérieure et archétypale n’est pas mise en vie et reste l’otage de la seule logorrhée d’un mental déconnecté, toute relation avec le monde extérieur sera à son image, feinte et esquivée. Seul l’homme « cervelé » pense pouvoir s’affranchir de tout et croire vraie la relation qu’il établit en s’appuyant sur le seul sens des mots qu’il choisit d’aligner en un joli collier de perles. Son corps lui, parle la langue du nacre qui tapisse le ventre, respire un autre temps, apporte la résonance indispensable à tous raisonnements, à tous dires : la Vie.

Et cette illusion sera renforcée par la société contemporaine qui peine à mettre le doigt et des mots sur cette formidable complexité du corps, et lui aménage peu de temps et d’espace propices à son bon développement ; et plus insidieusement encore depuis l’avènement d’incroyables technologies qui le projettent hors de sa réalité sensorielle, de sa propre histoire et de sa lignée. En créant la confusion entre l’interactif et l’interrelationnel, et en créant l’illusion de pouvoir s’affranchir de l’espace, des distances, du temps et des apparences, ou du moins en en  modifiant considérablement les perceptions naturelles, elles suppriment de fait et sans en mesurer les implications, toute identité et toute légitimité au corps.

Peu d’espaces invitent l’homme contemporain à aller se parcourir de l’intérieur afin d’intégrer ses territoires et son « architexture » incroyable. A découvrir comment la matière a écrit de ses molécules une présence singulière, variante unique du modèle standard et universel. La danse en est un, qui amène là où le voyage du corps physique à l’extérieur et celui qui se vit à l’intérieur se rejoignent. Là où les directions ne s’opposent plus. Là où l’individu devient indivisible. Alors de toute son âme, l’homme vit et intègre son animalité. Et le redressement intérieur résultant de cette alchimie profonde est la réponse en écho à la bipédie, qui lui permet sa liberté dans le vaste monde. Et même plus, qui la nourrit ! Sans entendre et respecter ces temps et ces rythmes biologiques, cette énergie animale restera anima/alitée !*

C’est tout cela qui fascine Etienne, au-delà de son plaisir simple de danser, et qui l’invite à observer les corps. La certitude aussi, qu’une fois cette communication établie ou réétablie, cette sensibilité éveillée chez l’individu attiré par la danse, il lui est possible de travailler en complicité avec son corps, sans que l’apprentissage intense des divers aspects techniques de la danse se fasse contre son gré.

*Il suffit de regarder le sort que le genre humain réserve en générale au règne animal, domestiqué, exploité ou massacré, pour comprendre l’exacte relation qu’il entretient inconsciemment avec son propre corps, lorsque celui-ci n’est pas fait objet.

Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur Etienne Frey - danseur
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