MISE EN TAIRE

Une chorégraphie d'Etienne Frey

Etienne Frey vient de La Chaux-de-Fonds.

Un certain esprit de la métropole ouvrière marque sa manière de travailler. Il est direct pragmatique et concret. La danse est son outil pour dire le monde. Il y cherche quelque chose d'essentiel et affirme qu'elle n'a rien à voir avec le théâtre, la musique. Qu'elle est un art entier qui devient adulte, libre et moderne. Ses pièces s'élaborent dans la réalité du studio, dans le temps du travail, dans la confrontation des éléments du spectacle : les danseurs, la musique, l'espace et la lumière.

Etienne Frey  se préoccupe peu des querelles de chapelle, des modes, des courants : ce qu'il demande à la danse est d'un autre ordre, plus important, plus central. Une vérité à transmettre, à communiquer, celle de la connaissance acquise par l'expérience…

…Pendant les répétitions, dans le temps du travail en studio, Frey met en oeuvre une maïeutique fascinante. Tour à tour il encourage et interroge le danseur. Il commente avec passion ce que le danseur transmet et lui renvoie une demande autre. Ensemble, le danseur et le chorégraphe cherchent, trouvent et font naître le sens et l'émotion juste au-delà du geste juste, de la maîtrise parfaite des enchaînements, lorsque la perfection technique permet à nouveau de marquer moins une hésitation, un suspens imperceptible, le signe de la liberté du danseur qui nous indique que peut-être une autre voie est possible. Cette liberté que l'on sent dans le trait de Matisse ou Picasso peut-être, parfois, lorsque la perfection du tracé laisse deviner pourtant que l'artiste aurait pu terminer autrement son dessin et que s'ouvre alors, un instant, la perception de perspectives infinies.

Pour celui qui a la chance d'y assister, le travail de répétition est un enseignement inépuisable. Cent fois la même phrase est répétée. Tension, extension, enchaînement, relâchement. A la dixième reprise, on comprend soudain avec le danseur, que ce sera dans sa chute qu'il accumule l'énergie nécessaire pour rebondir, qu'il doit faire le choix de l'abandon pour trouver la force de réagir. Cette découverte, imposée par les lois de la gravité, expérimentée dans la transpiration du studio, éclaire d'un jour nouveau la séquence et, comme par magie, produit du sens, de la signification, précise, prolonge et élargit le propos de chorégraphe.

Organique, chaque mouvement naît, vit et meurt. Le chorégraphe et le danseur cherchent la vérité expressive de chaque geste. La vérité dynamique, anatomique, pneumatique de chaque mouvement : il faut calquer le geste sur le souffle, harmoniser la respiration du danseur avec celles de la phrase musicale et de la séquence gestuelle. Artaud rêvait de faire des comédiens de véritables athlètes effectifs, Frey incite les danseurs à le devenir aussi.

José Michel BUHLER

Grand Théâtre de Genève
Soirée Bartok, janvier 1998