Edward,

Il n'est pas un jour sans que je pense à toi; il n'est pas un jour sans que je pense à notre étrange rencontre, ensemble face à cet échiquier, à parler du monde en avançant des pions. Nous parlions de toi, de tes huit années de prison, de ta condition de noir américain. Tu me faisais part de certaines de tes réflexions, suite à ton procès. Et puis il y avait cette date du 20 mai 1987, entourée sur le calendrier accroché au mur de ta cellule…

Nous parlions de moi ! Je te racontais l'Europe, la Chine, le Japon, Paris, Londres, Rome et toutes ces autres villes où j'ai séjourné. Je te parlais de la danse, de ce besoin que j'éprouvais d'aller au bout de nous-mêmes pour donner un sens à notre travail artistique; des désagréments que je rencontrais face aux journalistes, aux imprésarios, aux autorités, les exigences de devoir correspondre à une image ou à une mode bien précise.

Nous avons même ri de ne plus savoir de quel côté des grilles étaient vraiment la liberté. Finalement, c'est parce que tu étais suspendu à ce que je te racontais que j'ai compris l'indicible beauté de la vie, du corps humain et de son fonctionnement; que j'ai compris mon attachement viscéral à la danse. Jamais mes yeux, ma bouche, mes oreilles et mes mains n'ont été si proches de leur sensibilité que quand j’étais avec toi. Je me sentais antenne, j'étais le relais entre toi et la vie, entre toi et ta vie, celle qui tu espérais au-delà des barrières. Et qui t’attendais ! Tu m'as appris la liberté, tu m'as appris la volonté, la force de caractère, la tolérance, la beauté du monde.

Mais comme dit si bien  Borges: «… à ce moment, mon rêve se dilue, comme l'eau dans l'eau. La vaste bibliothèque se trouve dans la rue Mexico, non dans la rue  Rodriguez Pénal, et vous, Lugones, vous vous êtes tué ai début 1938… »

Et toi, Edward, ta prison se trouve à Parchman  dans l'état du Mississippi, et tu as été exécuté le 20 mai 1987. Ma vanité et ma nostalgie  ont construit une scène  impossible. Jamais je ne t'ai rencontré, si ce n'est un soir à la télévision, et mille autres fois ensuite, me repassant en boucle grâce à la vidéo, tes vingt derniers jours. Je me surprenais moi-même, dans une extrême tension, à imaginer encore après la quinzième projection, que ta condamnation serait retardée, et que tes avocats auraient le temps de déjouer le sordide mécanisme mis en place pour masquer ton innocence. Ton innocence…

Ce soir et tous les soirs nous danserons pour que mes yeux te permettent de voir la lune et les étoiles. À 18 ans je découvrais le monde, porté par la danse ; tu découvrais une prison, et ce long couloir interminable, celui des condamnés à mort… terminable.

Comme moi tu es né en 1961, et pourtant j'ai déjà un an de plus. Plus lourd à porter puisque tu n'es plus là. Ce sont ces larmes que tu n'as pas pleurées qui m'apprennent. Pas pleurées face à ces hommes si petits, si vils, si mesquins, face à ceux qui ont infléchi ta destinée. Des larmes que moi non plus, je n'ai pas osées sauf peut-être maintenant, du bout des doigts, du bout de mes membres. Je les transpire de tout mon corps qui danse, parce que je veux frapper là où l'homme est vulnérable, là où il n'est ni mot, ni concept ni raisonnement, seulement chair et sang… à ton sang suspendu.

Je revois tes yeux, Edward, encellulés depuis huit ans, je revois ton corps, avide de vie et de soleil; j'imagine ton cœur paniquer, suffoquer, ne pas comprendre, se paralyser; j'imagine tes dernières minutes, je pense à ta dernière minute, puis cette dernière seconde, qui déjà n'est plus tienne, celle qui crève la surface du miroir.  Seuls des hommes déjà morts pouvaient te tuer Edward… piètre consolation !

A mon sang suspendu, Les ramasseur d'étoiles, La traversée du désir ne font qu'un. Trois ballets en forme de triptyque. Trois cris. Ils sont toute la sensibilité de chacun de nous, danseurs de Sinopia, conscients d'être des artistes coupables.  Coupables d'aimer la vie, d'aimer l’autre dans sa différence, et de vouloir le  danser. De ne vouloir danser que l'unique réflexion encore possible, celle du cœur, des tripes, du corps. Danser la vie !

J'ai un espoir cependant, et je m’appuie à nouveau sur l’épaule de Borguès : «… mais demain moi aussi je serai mort, nos durées seront confondues et la chronologie se fondra en un monde de symboles, et de quelques manières, il sera juste de prétendre que je vous ai apporté cet ouvrage et que vous l'aurez accepté. » lI sera juste de prétendre que nous nous sommes rencontrés. On aura notre revanche aux échecs, Edward, on l'aura ! e.